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« Haramiste »à l’épreuve des cultural studies : entretien avec Antoine Desrosières

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Par Astrid Condis y Troyano pour lesensdesimages

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A Hollywood, la phase d’écriture d’un scénario est très organisée quand il s’agit de parler des minorités ou des communautés – même des communautés de femmes. Les scénaristes écrivent une première version puis, quand elle est à peu près lisible, ils l’envoient aux studios. Là, les producteurs la font diffuser auprès de lecteurs « conscients » (associations, groupes militants issus des communautés dont va parler le film). Ou dans un autre registre, le scénario sera lu par des spécialistes en cultural studies (women’s studies, black studies, post colonial studies, gender studies, gay et lesbian studies, etc.), c’est-à-dire par des gens dont c’est le métier de détecter les aberrations, le racisme, les préjugés, les clichés sexistes, misogynes ou les stigmatisations involontaires d’un projet cinématographique. Une fois corrigé, le scénario continuera sa route.

Ce va-et-vient entre ces trois sphères (création, vécu et analyse) est un process traditionnel à Hollywood, la base même de son fonctionnement – comme l’explique Anne-Marie Bidaud dans Hollywood et le rêve américain : cinéma et idéologie aux États-Unis (éd. Armand Colin, 2012). Cette méthode est tellement usitée qu’aujourd’hui les scénaristes américains sont généralement très sensibilisés aux cultural studies qu’ils étudient même en fac de cinéma comme un complément de leur 1336652-gfapprentissage de l’écriture scénaristique et de la réalisation.

Au delà de l’intérêt politique et idéologique qu’apporte cette technique, elle a aussi d’autres avantages et notamment financiers. Avec elle, les producteurs sont assurés de conserver les publics visés par le projet en évitant de leur infliger des clichés grotesques ou des aberrations. Si elle est bien menée, elle permet aussi d’ouvrir le film à d’autres publics. Et, last but not least, elle évite que la critique cinématographique (elle aussi très instruite aux cultural studies) ne vienne incendier ou salir le film à sa sortie en dénonçant sa charge raciste, misogyne, antisémite… Il ne s’agit pas pour autant de produire des œuvres « politiquement correctes », puisque cette méthode permet justement au scénario de garder sa liberté de ton, sa saveur et son originalité. Il s’agit plus simplement de jouer avec de nouvelles données qui viennent enrichir le récit, afin de savoir ce dont on parle, de maitriser son art d’un bout à l’autre de la chaine. En trois mots : d’être pro.

En France, les choses sont beaucoup plus artisanales et aléatoires. Comment travaille un scénariste français quand il s’attaque à des sujets sensibles qui ont à voir avec les minorités ? Certains fonctionnent en « mode bulle ». Peu importe le sujet, peu importe la communauté dont il est question dans le film, peu importe le discours idéologique que va dérouler le film. Ce qui compte c’est ce qu’ils pensent. Plaquer des fantasmes réactionnaires sur une population souvent stigmatisée n’est pas un problème pour eux, c’est même un signe de leur liberté d’auteur. A l’inverse, pour d’autres, l’œuvre artistique se doit d’être confrontée au réel et être le plus consciente possible. C’est le cas d’Antoine Desrosières comme il le prouve avec son nouveau film Haramiste (2015).

 

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Haramiste, moyen métrage de 40 minutes diffusé à la fois sur Arte et en salle – également disponible en VOD (1) – est une comédie brossant le portrait de deux sœurs musulmanes d’un quartier populaire – et portant le foulard – qui discutent de sexualité de façon totalement libre et délirante. Le ton est frais, drôle, enjoué et jamais graveleux. Tout au long du récit, les valeurs des deux protagonistes se détournent, se retournent comme un gant, avec une légèreté propre au monde adolescent. La grâce du film tient en partie à la qualité de jeu des comédiennes, mais aussi à la vérité universelle qui se dégage du récit et, surtout, à ces deux beaux personnages féminins forts, constitués, libres et audacieux. Une œuvre qui nous a particulièrement plu par sa fraicheur scénaristique mais aussi parce qu’elle évite les travers souvent inhérents aux projets mettant en scène des filles voilées. Dans Haramiste, aucun racisme latent, aucune idéologie suspecte, aucun cliché réactionnaire (du genre filles soumises ou manipulées par des « barbus », filles sans caractère, filles paumées, filles sans liberté…), mais plutôt de la subversion et du politiquement incorrect conscient. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu en savoir plus sur la manière dont ce film avait été écrit et perçu par son public. L’occasion d’une belle discussion à bâton rompu avec un cinéaste intelligent qui s’est volontiers prêté à l’exercice de l’analyse idéologie de son film… Même s’il n’a pas toujours été d’accord avec nos points de vue de spécialistes en cultural studies

AC : Ton film est très réussi et je dirais même qu’il est nécessaire dans le paysage français. Je viens d’une cité et j’ai retrouvé le climat non dénaturé de ce qu’on vivait entre copines, les délires, l’humour, le sens critique, la gouaille, l’esprit acéré. C’est un vrai moment de bonheur où l’on rit. Mais aussi politiquement, Haramiste contient des données qui peuvent déranger certains : oui, les femmes voilées ont aussi une sexualité. Non, elle n’est pas forcément brimée, ni « brimable ». Et oui, les filles qui portent le foulard en France sont aussi des jeunes femmes libres ou qui, comme beaucoup d’adolescents, osent prendre leur liberté. Les spectateurs qui ont en eux des clichés, des a priori sur les filles qui portent le foulard vont se sentir perturbés par ce que tu donnes à voir d’elles. Idem pour les gens qui veulent enfermer les filles voilées dans des logiques d’idiotes ou d’asservies.

AD : En salle, c’est énorme. Je vois des gentilles petites bourgeoises blanches qui viennent me voir en me disant « votre film, c’est n’importe quoi parce que les filles voilées n’ont pas de sexualité, donc c’est un film mensonger ». Elles n’y connaissent rien, ce sont juste des bourgeoises françaises qui se sont arrêtées sur la question de la fille voilée à ce qu’elles ont vu à la télé.

AC : Il y a d’autres réticences des spectateurs en salle ?

AD : Je me suis pris encore des mails d’insultes ces derniers jours, de gens qui n’ont pas vu le film et qui ne veulent pas le voir car « le film est forcément colonialiste » vu que je suis blanc. On me sort souvent un article qui serait paru dans Rue 89 et qui explique que le mot « beurette » a de plus en plus d’occurrence sur les sites porno. Ce qui prouverait que les « beurettes » sont un fantasme de consommateurs de porno et on m’accuse de jouer sur ce fantasme-là en faisant ce film. Des gens qui, en gros, me regardent comme un pervers. Des gens qui n’ont pas vu le film mais qui estiment que la simple démarche possible pour un film sur deux filles qui portent le foulard serait de parler de leur condition salariale et certainement pas de leur sexualité. La sexualité serait une façon de les coloniser encore et de vouloir leur imposer ma logique de Blanc pour qui la sexualité devrait être libre forcément. A ce moment-là, je leur sors les quelques témoignages des filles voilées qui ont vu le film et qui l’ont adoré, alors là ils me disent « elles sont colonisées dans leur tête ». Là, je sors des articles du genre d’Africiné (2) ou des Nouvelles du front (3), des articles « sérieux » dans des médias un peu costaux et pas suspects d’être soit racistes, soit complaisants avec le colonialisme, des choses comme ça. Et là, ils s’arrêtent de répondre car trop déstabilisés. Le fait qu’il y ait des médias sérieux et pas suspects qui font un travail de fond et pas superficiel les met en porte-à-faux. Et j’ai été très heureux quand il y a enfin eu des articles sérieux, de fond, écrit dans des médias comme ceux-là car ils me permettaient d’échapper à ces suspicions.

AC : Et comment réagis-tu à ce type de reproches ?

Depuis que je suis jeune homme, c’est à dire depuis longtemps, je rencontre des jeunes femmes de toutes origines et de tous milieux, et je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Le fait est que comme je n’ai pas fait beaucoup de films, j’ai vécu et rencontré beaucoup de gens de toutes cultures, de tous mondes, de tous univers. J’ai beaucoup écouté les jeunes femmes – plutôt des témoignages directs et personnels donc – et ce film témoigne de ce parcours. Je suis une éponge. Et j’ai aussi enseigné dans des premières pro. Mais l’écoute individuelle est plus intéressante. Je ne suis pas dans une démarche d’enquête, je ne suis pas là pour enquêter, je suis juste en train de vivre, mais je suis au milieu de tout ça, cette écoute je la fais depuis 20 ans. C’est pour ça que je n’aime pas le procès en légitimité. Non pas parce que je serais plus légitime qu’un autre mais tout simplement parce que je pense qu’on n’est pas uniquement le produit de ses origines mais aussi le produit de ses expériences.

 

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AC : Comment as-tu écrit le scénario d’Haramiste ?

AD : Pour ce film, nous sommes quatre cosignataires des dialogues et du scénario (mes deux actrices Souad Arsane et Inas Chanti, ma coscénariste Anne-Sophie Nanki ainsi qu’une autre intervenante, Johanna Lecomte). Ma démarche était de construire un écrin qui permettait à Inas et Souad de prendre la parole. Le synopsis de départ faisait quatre pages, un peu torché, c’est-à-dire ne donnant que quelques bribes de dialogues-repères et non gravés dans le marbre, exprès pour laisser toute la place au travail en commun à venir. C’était un texte qui n’aurait jamais passé aucune commission mais qui contenait déjà toutes les trajectoires du film, je savais très bien où j’allais. Il était accompagné de cinq pages de note d’intention, beaucoup plus fouillée, presque universitaire et même sociologique où j’expliquais ma démarche, pour montrer au lecteur de commission que je n’étais pas moi-même un adolescent. J’y disais que je comptais donner la parole aux actrices qui feraient le film, que pour les trouver je chercherais et que je ferais avec elle un long travail de prospection qui amènerait au film. Bref, le chemin qui a mené au film n’est pas une succession de hasard, mais le résultat d’une démarche claire et posée, pensée plusieurs années avant de faire le film.

AC : Ton approche est une approche états-unienne qui ne se nomme pas…

AD : Je suis incompétent sur les États-Unis, donc je serais bien en peine de parler de leur méthode. Mais pour ma part, je dialogue en effet toujours avec des sources très imprégnées. Pour autant, avec Haramiste nous n’étions pas dans une distribution des rôles entre nous, avec les experts de terrains d’un coté et les voyeurs de l’autre. Nous avons fait le film ensemble, nous le portons et l’assumons ensemble. Jamais en tout cas, je ne ferais relire mon projet à des gens extérieurs, à des spécialistes en cultural studies. Je donne mes projets à lire au préalable à des lecteurs, mais pas tant pour éviter les mauvaises interprétations politiques que pour savoir si c’est captivant, émouvant, etc. Bref pour juger plutôt de l’efficacité scénaristique du projet et pas pour anticiper d’éventuels malentendus ou interprétations idéologiques.

AC : Aux États-Unis, la notion d’efficacité vient entre autres de la qualité scénaristique du projet mais aussi de son contenu idéologique et politique qui doit être maitrisé pour ne pas stigmatiser le public dont le film va parler. D’où l’intervention de ces personnes spécialisées ou politiquement construites qui sont capables d’analyser le sous-texte d’un scénario. Une façon d’aider l’auteur à mieux comprendre de quoi il parle réellement dans son film et comment. En fait, à Hollywood, tous les niveaux de conscience sont ouverts. L’argent investi est important, ils ne peuvent pas et ne veulent pas se permettre certaines erreurs. Pour eux, quand un film sort et que la presse ou des communautés averties le taxent de raciste – comme on a pu le voir ici en France avec Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, Bande de filles et même Intouchables – même si c’est un gros succès financier, c’est tout de même un échec en soi. Le divertissement états-uniens est conscient, du moins tente à l’être le plus possible. Ce qui n’empêche pas bien entendu l’originalité ou le « politiquement incorrecte ». Mais ça, je pense que c’est inutile de le préciser au vu de ce qu’ils sont capables de produire au cinéma, comme à la télévision…

AD : De mon point de vue, soit je suis raciste et mon film le sera, soit je ne suis pas raciste et mon film ne le sera pas. Je me fais confiance pour pouvoir sortir des choses sans que cela puisse engendrer le moindre malentendu et il me semble qu’avec Haramiste ça fonctionne. Les gens qui s’y opposent ou qui y trouvent du mal sont souvent des gens qui ne l’ont pas vu. Je suis très politisé mais en cinéma je ne le suis pas de la même manière que dans la vie. A mon sens, le cinéma à message est un cinéma plus étroit. Les films ne servent pas à dire des certitudes mais à raconter des paradoxes, des tranches de vies, des expériences. Aussi à montrer des personnages pris dans des conflits intérieurs. Il ne faut pas faire des films pour dire des choses mais plutôt pour raconter, et pour moi il n’y a pas de message à poser.

AC : Tarantino ou Spike Lee sont connus pour être des cinéastes très conscients politiquement, instruits aux cultural studies. Ils ont un degré d’analyse politique sur les dominés et les minorités très élevé. Perception politique qu’ils travaillent dans leur film et mettent en scène en explicite ou implicite à peu près systématiquement. Pour autant, je ne trouve pas leur cinéma étroit, ni même « politiquement correcte ». L’hyper conscience politique d’un auteur n’empêche pas la qualité de l’œuvre, ni son originalité, ni sa saveur. Et même quand il est « à message », le film peut rester passionnant. Les paradoxes des personnages sont là, les conflits intérieurs aussi… Tout.

AD : En fait, au cinéma, j’aime amener des questions mais sans donner les réponses. Après, on peut peut-être sous entendre les réponses, les questions peuvent être orientées de telle façon à ce que qu’elles induisent le spectateur dans une certaine réponse. Mais apporter des réponses toute faites, les imposer, c’est potentiellement diviser. Je suis étonné à quel point mon film ratisse large. Sur la sphère politique ça va de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Aussi de supers pros palestiniens dans la salle se mettent à discuter avec de supers pros israéliens et de façon heureuse, sans aucun conflit entre eux.

 

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AC : Au fond, le vrai bilan des débats en salle ou sur internet que génère ton film, c’est qu’un auteur en France est en effet politiquement responsable de son œuvre mais jusqu’à un certain niveau : son niveau de conscience politique (qui peut être médiocre ou plus élargi selon). Au-delà de ce niveau de conscience de l’auteur (et des producteurs qui financent le film), c’est à la critique cinéma engagée en cultural studies – qui commence à émerger en France – de faire son boulot d’analyse pour apporter des réponses au public. Pour ton film, il aurait été intéressant d’avoir le point de vue d’un spécialiste en « post colonialist studies », par exemple. Sur la question des women’s studies, c’est à dire sous l’angle des rapports sociaux de sexe, je peux poser une pierre… S’il fallait analyser les idéologies patriarcales de ton film, je m’interrogerais sur ton fantasme masculin, celui que le film met en scène. Par exemple, pour donner des pistes, je pourrais me demander pourquoi une adolescente va chercher un homme beaucoup plus âgé, issu d’une autre classe sociale, pour sa première fois ? Je sais que tu répondrais « ça existe dans le réel » mais je te répondrais qu’il ne s’agit pas de savoir si ça existe ou pas dans le réel. Mais simplement d’interroger ce fantasme, mis en scène dans le film. Sur le plan féministe, ce couple homme mûr-adolescente qui circule en toile de fond dans Haramiste est une parfaite figure narrative œdipienne, traditionnelle du cinéma français. On la retrouve dans des centaines de films et depuis des lustres. Je renvoie pour ceux qui seraient intéressés sur les enjeux patriarcaux que ce type de schéma narratif oedipien organise et reconduit au très bon livre de Geneviève Sellier et Noël Burch, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (éd. Armand Colin, 2005). 519V1QSQR8L._SX328_BO1,204,203,200_

AD : Je ne réalise pas en tant qu’homme de quarante ans mais en tant que cinéaste, mot qui n’a ni sexe, ni âge. On peut faire une thèse de socio si tu veux, sur pourquoi certaines jeunes femmes choisissent des hommes d’un autre âge et d’un autre milieu pour leur première fois.

AC : Le fait d’être cinéaste ne neutraliste pas ton identité sexuée. Ni ta subjectivité masculine. Puis, comme je l’ai dit plus haut, il ne s’agit pas d’interroger le réel et de faire une thèse sociologique sur ce réel hypothétique mais bien de questionner le fantasme qui circule dans ton film en toile de fond. Pourquoi il est là, comment il se pose et ce qu’il induit et reconduit dans l’organisation patriarcale.

AD : Je n’interdis à personne de faire l’étude qu’il veut sous l’angle qu’il veut et de publier ce qu’il veut, à partir de mon film fini. Je n’irais par contre pas faire corriger un scénario par ce type d’experts en cultural studies avant tournage, parce que si j’avais fait ça Haramiste n’existerait pas ! Que ce serait-il passé si j’avais soumis Haramiste à un cultural studies ? En quoi cela aurait changé le film ? En quoi aurait-il été meilleur ? En quoi le fait de m’entendre dire les aprioris qu’il aurait pu susciter, en quoi le fait d’en être informé par un tiers (comme si je n’étais pas capable de m’en douter moi-même), en quoi donc ce travail, financé par un producteur qui y aurait accès, en quoi cette approche aurait aidé à l’épanouissement libre du film ? On m’aurait expliqué que je mettais en scène mon fantasme, ou encore que le film avait un regard colonisateur, parce qu’il raconte comment un homme blanc pique la matière première des arabes – tout comme La France pique le pétrole à ses anciennes colonies – avec l’idée que dans Haramiste, les jeunes maghrébines sont la matière première piquée. Des choses que j’ai entendues de-ci de-là. Et j’aurais dû faire quoi de toute ces brillantes analyses ? J’aurais dû en faire de la prudence. C’est ce que n’importe quel producteur avisé m’aurait conseillé. Mais de la même manière que mes demoiselles doivent prendre des risques pour vivre, je ne dois pas être prudent pour réussir un film iconoclaste, c’est à dire qui dégomme les icônes. Je ne suis ainsi pas convaincu que Haramiste y aurait gagné. Et je pense de même pour mon nouveau projet. D’où mes réserves envers ces études au préalable.

AC : Pas d’accord. Ce sont des peurs totalement fantasques d’imaginer qu’en savoir plus sur une œuvre appauvrit une œuvre, ou risque de dénaturer la démarche d’un travail artistique. Ou, encore plus rocambolesque : risque de stériliser un auteur, etc. Si c’était le cas, les films aux Etats-Unis seraient tous médiocres, sans saveur. Or, il me semble, ça n’est pas le cas ! Mais pour revenir au film, justement sur la sexualité de tes héroïnes, pourquoi ce thème ?

AD : Pourquoi je parle de sexe plutôt que des inégalités salariales ? Parce que le sexe n’est pas honteux et que c’est quelque chose dont les arts se sont toujours servis pour interroger la liberté des cultures. Et puis, ça n’a rien d’anormal quand on est ado, ni d’ailleurs à tous les âges de la vie, de s’interroger sur son rapport au désir. Et je ne vois pas pourquoi, sous prétexte que je suis un homme blanc de 40 ans, il y aurait des sujets interdits pour moi. Et en l’occurrence c’est ce que j’entends de la part de certains qui m’accusent de taper sur les faibles. Mais je ne tape pas sur mes personnages.

AC : Non, en effet, Haramiste ne véhicule pas les clichés traditionnellement établis par une certaine population française islamophobe. Il opère au contraire un basculement des clichés qui ira perturber les racistes et les islamophobes justement. En ça, il est très réussi. Et puis, ton cinéma n’est pas voyeur. Au sens où tu ne filmes pas ces deux adolescentes sous un angle glamourisé. Tu ne poses pas tes deux personnages en objet de désir. C’est très fort. L’inverse d’un Larry Clark qui aura quand même passé sa vie d’adulte à filmer des adolescents en les posant en objet de désir. Tu échappes largement à ça visuellement.

AD : Si j’ai échappé à ça c’est parce que mon film c’est que du blabla et qu’il y’a pas de scène de sexe.

AC : Oui. Mais c’est aussi une question de plans et de mise en scène. Dans le cinéma de Larry Clark, j’ai la sensation de voir un homme qui va chercher ses objets sexuelles, qui les pose devant sa caméra en mode érotisation des corps et qui au final, pourrait se branler 25 fois sur son œuvre cinéma… Toi, tu as tout bloqué visuellement. Ton film ne racole pas par l’image. Du coup, tu échappes au piège. Au final, tu parles de sexualité des adolescents mais tu dépasses l’érotisation, pour aller vers l’humain adolescent. Et c’est ce qui te protège politiquement d’une certaine attaque féministe d’ailleurs. Même si par ailleurs ton film contient quand même sa charge patriarcale due au schéma narratif œdipien dont j’ai parlé plus haut. Pour dire vrai, quand j’ai vu le sujet de ton film au départ, j’ai été inquiète pour plein de raisons. Mais pas après l’avoir vu ; mon avis a changé et j’ai eu un vrai plaisir de spectateur ! J’ai beaucoup aimé.

AD : Toutes tes inquiétudes c’est parce que tu ne me connais pas. Je suis très posé dans ma façon de penser mon cinéma, je suis très clair et j’avance. Pourtant, on est en recherche mais pour moi c’est de la recherche de bonnes scènes, je ne sais pas forcément les plans à l’avance, pas forcément l’histoire, mais ce que je sais au point de départ de mon tournage c’est comment faire un film qui me plaira. Et Haramiste en est un. C’est le chemin qui fonctionne.

 

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AC : Mes inquiétudes restent toujours ouvertes pour autant. Il arrive qu’on réussisse à échapper idéologiquement à quelque chose dans un film et que dans un autre, on se vautre. Je te souhaite pour le prochain d’arriver à continuer ta performance déjà présente ici. Quels sont tes prochains projets ?

AD : J’en ai plein, dont un écrit pour ces deux actrices de Haramiste. Elles y sont sœurs mais cette fois, il y a aussi des garçons. Et ça ne parle pas que des choses heureuses, contrairement à Haramiste. On ne sera pas que dans un « feel good movie ». Y’aura plus d’abus. Ça parle de la frustration des garçons. Ça questionne dans ce sens « qu’est-ce que fait la frustration aux filles et aux garçons ? » : elle produit de la violence.

AC : Ça dépend. Tu penses que la frustration ne produit que des choses négatives ?

AD : Oui.

AC : Tu es sûr ?

AD : En tout cas, c’est là où j’ai ma culture à moi. On dit qu’il faut apprendre la frustration aux enfants. Néanmoins j’ai grandi en ayant des frustrations mais pas par obligation, j’étais frustré par nécessité : les filles ne voulaient pas de moi. Mais ce n’était pas le fait d’une interdiction.

AC : Tout le monde n’a pas le même point de vue sur la frustration sexuelle. Elle ne génère pas de la violence systématique chez les garçons. Elle peut être une donnée difficile à vivre, mais sans effet secondaire violent. Par ailleurs, la frustration sexuelle peut aussi être vécue comme un plaisir pour certains. Par exemple, pour une fille hétérosexuelle, il y des facilités (liées à la condition féminine) à coucher avec un mec. Je veux dire, ça n’est pas inaccessible comme acte, sauf si elle se l’interdit pour x raisons. Mais la frustration à cause du refus de l’autre est quasi-impossible. Certaines filles vont donc fabriquer de la frustration volontairement pour pouvoir l’expérimenter et vivre cette saveur étrange. Un autre exemple de plaisir dans la frustration : faire la cour à une femme induit une frustration et pourtant c’est un moment très agréable, très puissant. Puis en art, la frustration peut générer des choses magnifiques. Dante pourrait en parler avec sa Divine Comédie… Tu n’as pas peur de tomber dans le cliché « les garçons des cités sont des abuseurs ou des violents », en mode « Ni pute, ni soumise » si tu mets en scène des garçons violents ?

AD : Ça ne sera jamais le cas. Ce qui m’intéresse c’est qu’avec une même culture, des mêmes mots et même des actes sexuels similaires, des individus peuvent être des salauds ou des mecs géniaux. Le mal ne vient ni de la culture d’origine, ni des pratiques mais de la manière de les mettre en œuvre, et notamment du respect du « non », du respect du nécessaire consensus dans le désir. Et la frustration par interdit culturel, j’y reviens, me semble être un terreau fertile en violence, violence à laquelle heureusement beaucoup échappent grâce à leurs qualités humaines. Ces différents garçons violents ou géniaux sont dans le projet.

© Astrid Condis y Troyano 2015 pour le texte

Notes :

(1) Le film est actuellement visible en VOD sur Vimeo, Locemyvod et Itunes.

(2) « Haramiste, un miroir, un dévoilement » par Ridwane Devautour, Africine.org (2/10/2015)

(3) « Du dépucelage de la bouche à celui des yeux et des oreilles », nouvellesdufront.jimdo.com (23/08/2015)


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